COMMENT LA PAROLE DE L’ENFANT RESTE NIEE EN JUSTICE (ou les leçons non tirées de l’affaire Marina)

COMMENT LA PAROLE DE L’ENFANT RESTE NIEE EN JUSTICE (ou les leçons non tirées de l’affaire Marina)

Par un arrêt de la Cour Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme (CESDH) du 4 juin 2020, l’Etat français a vu sa responsabilité engagée pour son incapacité à avoir assuré la protection de Marina Sabatier, petite fille décédée à l’âge de 8 ans à cause de maltraitances graves et répétées commises par ses deux parents.

Ceux-ci ont été condamnés chacun à 30 ans de réclusion criminelle par un arrêt de la Cour d’Assises de la Sarthe du 26 juin 2012.

Cette « affaire Marina » est cependant révélatrice des graves insuffisances de notre système de protection de l’enfance, constatés par la CESDH, qui a jugé que l’Etat français avait commis une « faute lourde » dans le traitement de ce dossier.

En effet, comment ne pas être éberlué par les multiples défaillances de l’enquête menée par le Parquet en l’espèce, comme par celles des services sociaux chargés de suivre cette enfant ?

La petite Marina a été hospitalisée à de multiples reprises, des lésions ont été constatés sur son visage et son corps à plusieurs mois d’intervalle et par différents professionnels (dont les institutrices de Marina), mais toutes les alertes adressées à la Justice sont restées sans effet.

Un an après cette triste condamnation de la France, quelles leçons ont été tirées de cette inconcevable défaillance de protection ayant abouti au décès d’une petite fille de 8 ans ?

On ne peut qu’être stupéfait du silence assourdissant de nos ministres et secrétaires d’Etat chargés de la protection de l’enfance à la suite de ce terrible constat d’échec, qui n’était pourtant pas le premier, et n’a cependant amené aucun travail sérieux de remise en question sur les défaillances de notre système de protection de l’enfance ainsi mises en évidence…

Sur le plan judiciaire, nos magistrats continuent dans leur majorité à considérer qu’un classement sans suite de l’enquête pénale leur permet de considérer qu’aucun acte de violence n’a eu lieu, au mépris de toute rigueur juridique.

En effet, le classement sans suite est une décision du Procureur de la République, prise à un instant T, selon laquelle les éléments de preuve ne seraient pas suffisants pour saisir un Tribunal Correctionnel ou une Cour d’Assises.

Mais il est constamment rappelé par la Cour de Cassation que ces classements sans suite n’ont « aucune autorité de chose jugée », ce qui signifie qu’ils ne font pas obstacle à ce que des poursuites soient engagées ultérieurement en cas de nouvelles déclarations de l’enfant, de réexamen plus approfondi du dossier, ou de nouveaux éléments de preuve de maltraitance.

Or, les procureurs de la République (à qui il faudra bien un jour donner les moyens matériels de travailler correctement…), se réfèrent fréquemment au classement sans suite initial à chaque élément nouveau porté à leur connaissance, sans aucun réexamen du dossier, agissant comme si leur décision était un jugement définitif ne pouvant être rediscuté.

Ce fut le cas dans le dossier Marina, où le classement sans suite initial était également mis en avant par les services sociaux pour ne pas transmettre les nouvelles informations préoccupantes au Procureur de la République…

En outre, un classement sans suite décidé par le Procureur de la République ne dispense en aucun cas un juge aux Affaires Familiales ou un juge des enfants d’examiner les éléments de danger encourus par l’enfant afin de prendre les mesures de protection qui s’imposent.

Là encore, bon nombre de ces magistrats se refusent à écouter les dénonciations de l’enfant en se référant mécaniquement au classement sans suite (certains d’entre eux refusent même de prendre connaissance des auditions ou signalements figurant au dossier) et ne se mettent pas en position de respecter les dispositions du Code Civil qui exigent de statuer en fonction de l’intérêt réel de l’enfant.

Le rapport du Défenseur des Droits du 30 juin 2014, démontrant alors une sous-estimation du danger encouru par l’enfant, n’a pourtant pas changé les (mauvaises) habitudes judiciaires.

Ainsi donc, alors que la CESDH a dénoncé très clairement la portée excessive donnée par tous les intervenants du dossier Marina au classement sans suite initialement rendu, on constate quotidiennement que les magistrats et services sociaux persistent à donner au classement sans suite une portée qu’il n’aurait jamais dû – et ne devrait jamais – avoir.

Le classement sans suite continue à agir comme une chape de plomb aboutissant à nier la parole de l’enfant et à abandonner ces petites victimes à leur triste sort, comme relevé par la CESDH dans l’arrêt précité.

Ce contre-sens juridique a des conséquences judiciaires désastreuses sur la protection des enfants encore aujourd’hui, des magistrats ou services sociaux n’hésitant pas à accuser ipso facto la mère de manipulation puisqu’il faut bien trouver une explication aux dénonciations de l’enfant…

Selon le juge Edouard Durand, co-président de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles (CIIVISE), ces mères sont ainsi « culpabilisées, en raison de l’influence préoccupante et toujours très massive chez beaucoup de professionnels de théories anti-victimaires comme l’aliénation parentale qui conduisent ces professionnels à suspecter une forme de manipulation. Or, moi comme juge des enfants, le risque que je cours n’est pas de surinterpréter des révélations de violences, c’est de laisser passer des enfants sous mes yeux sans les avoir protégés » (émission C politique, la 5, 24/09/21).

En effet, toutes les études menées montrent que les fausses allégations de violence sexuelle par un enfant sont résiduelles (voir par exemple, rapport Viaux de novembre 2001, sollicité par le Ministère de la Justice).

La présomption d’innocence dont doit bénéficier tout parent accusé d’acte de maltraitance n’a jamais eu pour objet d’empêcher toute mesure de protection de l’enfant, et ne devrait jamais servir d’alibi pour ne pas examiner la situation de danger dans laquelle l’enfant peut se trouver.

Pour ce faire, les professionnels de l’enfance doivent être suffisamment formés aux mécanismes du psychotrauma, encore très largement méconnus, et totalement absents de nombreuses formations initiales.

Cela éviterait notamment que la crédibilité de l’enfant ne soit écartée sur des préjugés ou des raisonnements pour le moins hasardeux, comme on le voit encore beaucoup trop souvent en justice.

Mais ces professionnels doivent aussi appréhender ces dossiers sous le prisme d’un raisonnement juridique rigoureux et respectueux de la santé et de la protection des enfants, lesquelles doivent demeurer la « considération primordiale » selon les termes de la Convention Internationale des Droits de l’Enfant… ce qui inclut aussi de se défaire des contre-sens juridiques dénoncés par la Cour Européenne, faute de quoi les affaires Marina ne pourront que se reproduire.

Si la protection de l’enfance est une priorité, cela ne peut rester une simple incantation et doit également se traduire dans les actes, y compris et surtout, dans les procédures judiciaires.

On ne peut pas demander aux victimes de « libérer leur parole » si l’Autorité Judiciaire ne se met pas, elle aussi, en capacité de les écouter.

 

Pascal CUSSIGH
Avocat au barreau de Paris
Président de CDP-Enfance

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