Le dilemme de la protection et du respect : les jeux dangereux et les droits de l’enfant

Le dilemme de la protection et du respect : les jeux dangereux et les droits de l’enfant

Roksan Sesen

Etudiante de la Maîtrise interdisciplinaire en droits de l’enfant à l’Université de Genève et bénévole au sein de CDP-Enfance, propose ici un point juridique sur le traitement des jeux dangereux chez les enfants.


Introduction :

L’article 31 de la Convention relative aux droits de l’enfant du 20 novembre 1989 (ci-après, CDE) dispose que les Etats parties reconnaissent à l’enfant le droit de se livrer au jeu et à des activités récréatives propres à son âge ainsi que le droit aux loisirs. Dans son Observation générale n° 17 (2013), le Comité des droits de l’enfant (ci-après, le Comité) précise que le jeu se caractérise par l’amusement, l’incertitude et l’absence de productivité et qu’il est omniprésent dans tous les comportements de l’enfant (Comité des droits de l’enfant, 2013).

Le présent travail de recherche consiste à mettre une lumière sur le dilemme concernant la protection de l’enfant stricto sensu et le respect du droit aux loisirs des enfants autour des enjeux des jeux dangereux. Pour cela, il fallait d’abord souligner l’importance du jeu pour le bien-être et le développement de l’enfant. Ensuite, il est important de marquer l’impact des jeux dangereux sur la protection de l’enfant et l’exercice du droit aux loisirs.

L’importance du jeu pour le développement de l’enfant

Les activités récréatives ont une importance particulière pour le bien-être et le développement de l’enfant car elles favorisent la confiance en soi, l’imagination, la créativité et l’apprentissage des valeurs de la société dont il appartient. Le nouveau-né n’est pas une personne sociale, il possède des éléments de statuts et droits mais il ne sait ni reconnaitre, ni exercer des rôles sociaux (Lucchini et Ridoré, 1983). L’enfant, depuis sa naissance, apprend en jouant des jeux libres qui lui permettent de connaitre les rôles et statuts pour construire sa personnalité sociale (Stoecklin, 2020). Pendant le temps qu’il consacre au jeu, l’enfant est exempt d’obligations qui l’entoure. Il s’agit d’un temps libre dédié à lui-même où il interagit avec ses pairs ou seul.

Etant sujet des droits, l’enfant apparait comme un créancier de l’obligation du respect envers l’Etat partie de la CDE pour qu’il puisse exercer son droit de jouer sans ingérence directe ou indirecte. En revanche, cette obligation est dépendante de l’obligation de protéger consistant à prendre les mesures appropriées pour empêcher toute ingérence de l’exercice des droits garantis par l’article 31 de la CDE.

La protection de l’enfant face aux jeux dangereux

Bien que les Etats parties de la CDE prennent les mesures appropriées pour protéger les enfants contre toute ingérence de l’exercice de leurs droits, le phénomène social des jeux dangereux et violents semble les toucher. La revue de la littérature scientifique montre que les enfants ont un intérêt croissant pour des pratiques « ludico-dangereuses » ou « ludico-violents » (Michel, 2015).

Il existe trois types de jeux considérés comme dangereux qui ont été validé par le ministère de l’Education nationale français : les jeux d’agression, les jeux de non-oxygénation et les jeux de défi (2007, 2011). Dans les jeux d’agression, il existe un « pattern » relationnel entre la victime et l’agresseur dont l’objectif est de faire mal (Michel, 2006). Concernant les jeux de non-oxygénation, connus aussi sous les noms de « jeu de poumons », « jeu du foulard » ou « trente secondes de bonheur », il s’agit des pratiques de la strangulation, la compression, l’asphyxie ou l’évanouissement (Michel, 2015). Quant aux jeux de défi, ils se tournent autour de la notion de « challenge » qui démontre qu’il existe une lutte contre soi-même. Dans une société où chaque enfant a facilement accès à l’Internet et surtout aux réseaux sociaux, les jeux dangereux se manifestent dans tous les milieux, avec des enfants et des adolescents ayant de multiples profils. Il semble alors que l’accès aux jeux dangereux ne nécessite plus d’une interaction présentielle avec les pairs.

Les enfants ayant tendance à jouer ces jeux qui sont conditionnés par la violence et le risque sont des enfants timides, enfants ayant mal dans leur peau ou manque de confidence envers les autres par leurs qualités et compétences (scolaire, socio-économiques ou physique), enfants ayant un niveau élevé de recherche des sensations ou enfants ayant un besoin d’une reconnaissance vis-à-vis des pairs (Michel, 2015).

Selon la revue de la littérature scientifique, la confrontation directe au danger et au risque de mort rassure l’adolescent sur ses capacités physiques et confronte son identité, sa place en tant qu’un sujet dans le monde (Adès et al., 1994). Parallèlement, les études d’Andrew et al. (2007) e  Jeammet (2008) indiquent que le mineur cherche à tester ses capacités physiques dans un affrontement périlleux mais aussi à calmer ses inquiétudes. Cela pourrait expliquer par le fait que ces jeux sont appréhendés comme « conduite sociale » établissant une identité pour l’enfant et qui sera la voie effective pour gagner de l’indépendance vis-à-vis des parents (Michel, 2015). Les jeux dangereux sont perçus comme une
nécessité intérieure qui permet l’enfant d’exister aux yeux de ses camarades (estime de soi étant dépendante des avis des pairs), la conviction d’appartenir à un groupe, pour être reconnus en participant à une action qui leur semble prestigieuse et valorisante.

Les jeux dangereux mettent en scène une violence brute que les mineurs sont incapables de parler ou d’expliquer. Face à ce probable silence de l’enfant, le Comité, par le biais de son Observation générale n° 2 (2002) recommande aux Etats parties de prévoir des mécanismes de plaintes indépendants et accessibles pour que les enfants puissent porter plainte et demander réparation s’ils ont été atteints d’un droit garanti à l’article 31 CDE (Comité des droits de l’enfant, 2002). Usant cet éventuel mécanisme de plainte indépendant, l’enfant fera l’usage de son droit d’être entendu garanti par l’article 12 CDE de manière plus pertinente.

L’impact des technologies de l’information et de la communication sur la diffusion des jeux dangereux

L’enfant a sa disposition divers ressources pour accéder aux jeux dangereux (les réseaux sociaux, plateformes de discussion etc). L’existence d’un mécanisme de plainte indépendant permettrait à l’enfant de porter plainte facilement dans les situations où la violence est subi via les technologies de l’information et de la communication (TIC).

L’existence des jeux accessibles par le biais des TIC s’accroit la portée du dilemme de la protection et du respect du droit de se livrer au jeu et à des activités récréatives. Même si l’enfant fait l’usage de ces technologies pendant son temps libre, où il n’a aucun souci de productivité ou d’obligation, il existe des jeux dangereux qui l’impose des tâches. Comme invoqué précédemment, ces tâches peuvent être brutales et violentes. L’une de ces jeux, Blue Whale Challenge, est un jeu suicidaire consistant à
effectuer cinquante tâches dont le dernier étant le suicide. Il existe partout dans le monde des enfants qui se sont suicidés ou blessés en jouant ce jeu. D’après l’étude de Livingstone et al., 93% des enfants âgés de 9 à 16 ans utilisent des TIC au moins une fois par semaine et 60% entre eux le fait chaque jour ou presque chaque jour (Livingstone et al., 2011). En tenant compte des statistiques, le potentiel risque à subir ces violences des jeux ne parait pas lointaine pour les enfants. Les Etats parties de la CDE sont débiteurs de l’obligation de protéger les enfants contre toute forme de violence grâce à son article 19. Dans son Observation générale n° 13 (2011), le Comité admet que les enfants, en tant qu’acteurs, peuvent jouer des jeux ayant une incidence négative sur leur développement psychologique par le biais des TIC (Comité des droits de l’enfant, 2011).

Conclusion

En conséquence, le Comité impose aux Etats parties de prendre des mesures de sécurisation d’Internet, d’informer et autonomiser les enfants pour qu’ils deviennent confiants et responsables du numérique, de faciliter le signalement des éventuels abus, des mesures pour éviter l’impunité des adultes coupables de telles agissements, pour restreindre l’accès en ligne aux réseaux de jeux et sensibiliser les personnes en contact direct avec l’enfant aux risques associés aux jeux violents (Comité des droits de l’enfant, 2013).

Ainsi, même si les mesures semblent restreindre les droits confiés aux enfants, il faut se rappeler que l’article 3 de la CDE, qui est l’un des quatre principes généraux, dispose que l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale dans toutes les décisions concernant les enfants. A la lumière d’un examen de la littérature scientifique, la mise en acte de ces jeux dangereux peut être utilisée comme moyen de se stimuler, de dépasser ses limites ; notamment pour des sujets inhibés ou en proie à des affects dépressifs. Toutefois, selon les auteurs, la motivation de ces jeux est de masquer de véritables souffrances psychiques. Les jeux dangereux, dont les conduites à risques, endommagent le psychisme en développement des enfants joueurs (Romano, 2012) en questionnant leur propre sentiment d’existence, leur besoin de recherche de nouvelles sensations, leur agressivité envers euxmêmes ; même s’ils ont une personnalité plutôt anxieuse. Face aux dangers entourant l’enfant, le devoir de chaque Etat partie est de prendre des mesures pour assurer l’exercice de tous les droits consacrés par la CDE à tous les enfants relevant de leur juridiction. La restriction des jeux dangereux des TIC et la sensibilisation des parents, enseignants et décideurs face aux autres jeux dangereux procurait aux enfants un environnement sain et serein pour qu’ils exercent leur droit de se livrer aux jeux et à des activités récréatives en construisant leur personnalité sociale.

Bibliographie

Adès, J., Lejoyeux, M., Tassain, V. (1994). Sémiologie des conduites de risque, Editions techniques, EMC Psychiatrie, 37-114-1-70.
Andrew, T. A., Fallon K. K. (2007). Asphyxial Games in Children and Adolescents, The American Journal of Forensic Medicine and Pathology, 28, 303-7.
Brochure d’information du Ministère de l’Education nationale, Les jeux dangereux et les pratiques violentes, 2007.
Comité des droits de l’enfant, Observation générale n° 2 (2002), Le rôle des institutions nationales indépendantes de défense des droits de l’homme dans la protection et la promotion des droits de l’enfant, CRC/C/GC/2.
Comité des droits de l’enfant, Observation générale n° 5 (2003), Mesures d’application générales de la Convention relative aux droits de l’enfant, CRC/C/GC/5.
Comité des droits de l’enfant, Observation générale n° 13 (2011), Le droit de l’enfant d’être protégé contre toutes les formes de violence, CRC/C/GC/13.
Comité des droits de l’enfant, Observation générale n° 17 (2013), Le droit de l’enfant au repos et aux loisirs, de se livrer au jeu et à des activités récréatives et de participer à la vie culturelle et artistique (art. 31), CRC/C/GC/17.
Convention relative aux droits de l’enfant, 20 novembre 1989.
Guide d’intervention en milieu scolaire : Jeux dangereux et pratiques violentes, Ministère del’Education Nationale, Sceren, 2011.
Jeammet, P. (2008), Pour nos ados, soyons adultes, Paris, Odile Jacob.
Khattar, A., Dabas, K., Gupta, K., Chopra, S., Kumaraguru, P. (2018). White or Blue, the Whale gets its Vengeance : A Social Media Analysis of the Blue Whale Challenge, Cornell University Library, arXiv : 1801.05588vl (cs.SI), 1-20. Repéré à https://arxiv.org/pdf/1801.05588.pdf. Disponible au 28 décembre 2020.
Livingstone, S., et al. (2011). Risks and safety on the Internet: the  perspective of European children –full findings and policy implications from the EU Kids Online survey of 9-16 year olds and their parents in 25 countries, London School of Economics and Political Science, London, 2011, p. 5. Repéré à http://eprints.lse.ac.uk/33731. Disponible au 29 décembre 2020.
Lucchini, R., Ridoré, C. (1983). Culture et société. Introduction à la sociologie générale. Editions universitaires de Fribourg.
Michel, G. (2006). Les jeux dangereux et violents chez l’enfant et l’adolescent : l’exemple des jeux d’agression et de non-oxygénation, Journal de pédiatrie et de puériculture, 19(8), 304-312.
Michel, G. (2009). Les conduites à risques chez l’enfant et l’adolescent : l’exemple des jeux dangereux & violents, La revue du praticien. Médecine générale, 822, 350-352.
Michel, G. (2015). Psychopathologie des jeux dangereux chez les jeunes : lorsque le plaisir est conditionné par la violence et le risque. Psychotropes, vol. 21(2-3), 53-72.
Romano, H. (2012). Chapitre 16. Enjeux psychiques des pratiques dangereuses. Dans :, H. Romano, L’enfant et les jeux dangereux (pp. 91-102). Paris : Dunod.
Stoecklin, D. (2020). La socialisation (SA2020MIDE Sociologie de l’enfance) [Présentation Power Point]. Sion : Université de Genève. Repéré sur la plateforme Moodle : https://moodle.unige.ch/course/view.php?id=8276. Disponible au 27 décembre 2020.
What are the exact 50 challenges in the “Blue Whale Challenge”? Repéré à https://www.reddit.com/r/morbidquestions/comments/5xsnpq/what_are_the_exact_50_challenges_in_the_blue/. Disponible au 25 décembre 2020.

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