Violences sexuelles devant la justice : des expertises psychologiques au biais souvent sexiste

Violences sexuelles devant la justice : des expertises psychologiques au biais souvent sexiste

Violences sexuelles devant la justice : des expertises psychologiques au biais souvent sexiste

Article de Victoire Radenne / source : Télérama

Censées éclairer les décisions du juge, les expertises psychologiques des plaignantes véhiculent parfois des notions rétrogrades, comme l’hystérie, l’affabulation ou l’instabilité émotionnelle.

Il existe chez elle une tendance à l’affabulation qui s’explique par des mensonges compensatoires visant probablement à rendre sa vie moins banale. » C’est en ces termes qu’un expert psychiatre a dépeint Nina*, une adolescente dénonçant en 2021 des faits d’agression sexuelle par un voisin. « Entre les lignes, l’expert explique qu’elle dénonce un viol pour se rendre intéressante », se désole Marie Olivier, son avocate de l’époque. Comme Nina, d’autres femmes dénonçant des violences doivent se soumettre à l’épreuve de l’expertise psychologique et/ou psychiatrique, à la demande du juge ou de l’accusé.

Obligatoires pour les personnes poursuivies par la justice, elles sont facultatives mais quasi systématiques pour les plaignants dans les affaires de violences sexuelles et conjugales. Choisis par les magistrats des cours d’appel, les experts judiciaires ont deux missions : décrire la personnalité de la victime et étudier le retentissement psychologique des violences alléguées. En pratique, c’est surtout la cohérence des propos tenus et leur vraisemblance avec les faits qui sont auscultées. « Il suffit que la personnalité de la plaignante soit un peu particulière pour que s’ouvre une brèche et que l’expert dise qu’elle est un peu hystéro, qu’elle en rajoute », confie Caroline Barbaras, experte psychologue à la cour d’appel de Paris, qui déplore les dérives de certains de ses confrères.

L’ignorance du psychotraumatisme

Si la notion de crédibilité a officiellement disparu des tribunaux depuis le rapport de la commission Outreau en 2005, son usage implicite demeure. « À travers des notions comme “la tendance à l’affabulation”, “l’instabilité psychologique” ou “l’immaturité émotionnelle”, on sent parfois toute la défiance de l’expert qui impute une part de responsabilité à la victime, et met en doute la crédibilité de sa parole », confirme Anne Bouillon, avocate pénaliste spécialisée en droits des femmes au barreau de Paris.

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Les symptômes psychotraumatiques des violences sont parfois utilisés pour disqualifier les témoignages, voire les psychiatriser, au lieu de les reconnaître comme des conséquences des préjudices. « Une victime peut raconter des faits très graves en riant, ou sans aucun affect. Ça interpelle les psys et, par ricochet, les juges, alors que ce sont des modes de protection. Il y a une méconnaissance totale de ce qu’est le psychotrauma », regrette Pascal Cussigh, avocat et président de l’association CDP-Enfance, organisatrice du colloque « Parole d’expert : quand la justice échoue à protéger ». Il témoigne depuis vingt ans de « la quantité d’expertises catastrophiques » dans les dossiers de violences sexuelles sur mineurs.

Manque de formations

Quand Valérie*, 44 ans, a dénoncé des faits de violences conjugales de la part de son ex-mari, avec suspicion de violences sexuelles sur leurs enfants, l’expert – à l’époque en cours d’agrément – a réprouvé son « absence d’empathie quant à la souffrance de monsieur X » puis suggéré « un suivi psychiatrique afin d’atténuer les éléments interprétatifs concernant son ex-conjoint ». Expérience du même ordre pour Monique*, 47 ans, qui s’est vu reprocher « la grande confusion de sa pensée » et « la mise en scène d’elle-même » dans son compte-rendu d’expertise, après sa dénonciation de violences sur elle et son fils de 9 ans.

On peut décompenser et dire vrai. On peut être crédible d’un point de vue médico-légal et mentir. La crédibilité et la vérité judiciaire ne doivent pas être confondues.

Caroline Barbabas, experte

En France, l’expert procède selon sa propre méthodologie et le juge n’est pas obligé de tenir compte de ses conclusions. Mais les binômes « juge-expert » sont régulièrement critiqués par des associations féministes comme Osez le féminisme et des collectifs de protection de l’enfance, qui pointent leurs égarements et leur manque de fiabilité. Plusieurs experts devenus des figures médiatiques ont d’ailleurs été épinglés pour manquements déontologiques, à l’image de Paul Bensussan, partisan de la notion scientifiquement réfutée de l’aliénation parentale dans les affaires d’inceste ; mais aussi Roland Coutanceau, visé par une plainte déposée par le Conseil de l’ordre des médecins des Hauts-de-Seine pour manquement au Code de la santé publique lors de l’expertise de Marie*, 44 ans, qui reproche au médecin des « fautes déontologiques » dans le cadre de ses missions d’expertise.

Dans son expertise de Sophie Patterson-Spatz, qui accuse de viol le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin depuis 2017 (la Cour de cassation a confirmé le non-lieu le 14 février), Roland Coutanceau avait proposé trois scénarios dont aucun n’accrédite la thèse du viol, suggérant un « conflit psychique » chez la plaignante, « sans poser aucune question sur la santé gynécologique et affective », déplorait son avocate, Élodie Tuaillon-Hibon. Maître Anne Bouillon, elle, explique que « les experts comme les magistrats et les policiers n’échappent pas à des biais de représentations sexistes s’ils ne sont pas dûment formés aux questions d’emprise, de sidération ou de conjugalité toxique. C’est un angle mort de la lutte contre les violences faites aux femmes. » Renforcé par la pénurie d’experts dont souffrent plusieurs cours d’appel, et par le fait que ces derniers ne sont pas choisis en fonction de leur spécialité. « À Paris, c’est particulièrement engorgé. Les magistrats envoient une demande d’expertise à dix experts en même temps et le premier qui répond obtient le dossier », précise l’experte parisienne Caroline Barbaras.

Parole contre parole

Dans les affaires de violences sexuelles, souvent, l’absence de preuves matérielles aboutit au schéma « parole contre parole ». « Il faut faire très attention à ce qu’on dit, poursuit Caroline Barbabas. On peut décompenser et dire vrai. On peut être crédible d’un point de vue médico-légal et mentir. La crédibilité et la vérité judiciaire ne doivent pas être confondues. » La méthode de l’expertise judiciaire est à dépoussiérer, selon Gwénola Sueur et Pierre-Guillaume Prigent, doctorants en sociologie spécialistes des violences conjugales (1). Comme eux, certains magistrats et chercheurs plaident pour que les experts soient épaulés, par des sociologues par exemple. « On ne peut pas uniquement se reposer sur leur subjectivité face au problème systémique des violences faites aux femmes », reproche Gwénola Sueur.

Contestables par nature, les expertises permettent, si les experts sont formés au psychotrauma, d’évaluer les séquelles psychiques des violences. « Ces cinq dernières années, on a vu apparaître une grammaire nouvelle pour appréhender plus justement les contextes de violence. L’état de sidération et le contrôle coercitif sont des notions qui émergent dans certaines expertises », se réjouit Anne Bouillon. Jusqu’en juin 2023, les experts devaient justifier de cinq ans de pratique de la psychologie, ils doivent désormais être spécifiquement formés à l’expertise judiciaire. Des améliorations progressives, qui montrent que l’intérêt de ces expertises est reconnu. Y compris pour étayer l’accusation.

* les prénoms ont été modifiés

(1) Auteurs de Mères “aliénantes” ou pères violents ?, revue Empan, 2022.

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