Affaire Marina : la France condamnée

Affaire Marina : la France condamnée

Affaire Marina : la France condamnée le 4 juin 2020 par la Cour européenne des droits de l’homme pour violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (interdiction de la torture et des traitements inhumains et dégradants)

Par Florence BOUCHET
Avocate au Barreau de Paris
Administratrice de CDP-Enfance

L’affaire Marina, du prénom d’une petite fille de 8 ans décédée en 2009 de sévices infligés par ses parents, est emblématique des dysfonctionnements de la protection de l’enfance, un « cas d’école » de toutes les défaillances possibles en protection de l’enfance, à tel point que cette affaire a débouché en 2016 sur l’adoption d’une réforme importante de la protection de l’enfance.

Des raisons d’espérer ? Sur un plan procédural, la Cour a admis que la requête des associations requérantes, Innocence en danger et Enfance et Partage, était recevable, en l’absence de procuration et alors même que celle-ci était décédée au moment de l’introduction de la requête, sur la base des « circonstances exceptionnelles ». C’est un point positif pour les associations de protection de l’enfance, dont la notre, et il faut s’en féliciter.

Sur le fond, on peut espérer que cette décision ne reste pas lettre morte et que la France en tire des leçons pour améliorer son système de protection de l’enfance, non seulement dans les textes, mais aussi dans les actes. Pourtant, notre expérience de terrain nous a appris et nous apprend à être prudents au quotidien.

Dans ce dossier, la prudence et la vigilance restent de mise pour les raisons suivantes :
D’une part, parce que l’Etat n’a jamais vu sa responsabilité reconnue devant les tribunaux français.
D’autre part, parce que cet arrêt intervient dans un contexte normatif bien particulier, qui n’est plus notre système actuel, car il a été réformé par la loi du 14 mars 2016, suite à cette affaire, comme il a été indiqué plus haut. De ce fait, l’Etat peut être tenté de se retrancher derrière la modification législative de 2016 pour ne rien faire, en prétendant avoir déjà réformé le système et remédié aux défaillances par cette loi. Or, sur ce point, tous les spécialistes de la protection de l’enfance s’accordent à dire que les marges de progrès sont réelles, la loi de 2016 n’étant que très partiellement appliquée et étant loin d’avoir résolu tous les manques constatés.

En conclusion, CDP-Enfance ne se félicite nullement d’une condamnation de la France par la CEDH pour violation de l’article 3 de la Convention, car on ne peut jamais se réjouir d’une condamnation de la France pour n’avoir pas pris les mesures suffisantes pour protéger une enfant des graves maltraitances de ses parents et empêcher son décès.
Cette décision doit néanmoins être saluée, puisque pour la première fois depuis plus de dix ans écoulés depuis les faits, la responsabilité de l’Etat est reconnue, grâce à la pugnacité de deux associations de protection de l’enfance qui ont porté ce combat.
Pour l’avenir, espérons que l’Etat prenne enfin la mesure de l’immense tâche qui l’attend pour avoir une protection de l’enfance digne d’un pays démocratique comme le notre.
Mais restons d’une vigilance de tous les instants, de celle que nous enseigne notre expérience de terrain quotidienne, jalonnée trop souvent d’espoirs déçus, soit dans les textes eux-mêmes, soit, de manière plus grave encore, dans les actes.

FAITS

>Les requêtes sont liées au décès en 2009 d’une enfant de 8 ans, M., à la suite de sévices infligés par ses parents.
La mère de M. accouche sous X le 27 février 2001, revient sur sa décision 1 mois plus tard et récupère M. Les parents de M., séparés alors que la mère de M. était enceinte de 6 mois, se remettent ensemble peu de temps après la naissance.
Dès la première année scolaire de M. en 2007-2008, ses enseignants consignent par écrit diverses lésions constatées régulièrement sur l’enfant, et un premier signalement va être fait par la directrice de l’école de l’époque le 19 juin 2008 au Procureur de la République du Mans et au Président du Conseil Général.
Trois semaines après le signalement de la directrice et un « soit-transmis » du Procureur, soit le 10 juillet 2008, un médecin légiste est missionné pour examiner M.
Après une audition filmée de l’enfant, alors âgée de 8 ans, et une visite au domicile familial où la mère de M. est auditionnée, le Parquet classe le dossier sans suite le 6 octobre 2008, au motif que l’infraction alléguée (suspicion de maltraitances) est insuffisamment caractérisée.
Alors que la famille ne cesse de déménager et que le directeur de l’école constate le mauvais état des pieds de M. au retour des vacances scolaires de Pâques le 27 avril 2009, il alerte le médecin scolaire et adresse une information préoccupante au Président du Conseil Général, à laquelle il joint un document de trois pages énumérant les 33 jours d’absence depuis la rentrée de septembre 2008 et les marques constatées sur le corps de M.
Cette information préoccupante fut traitée successivement par deux agents de l’Aide sociale à l’enfance, dépendants chacun d’un secteur territorialement différent, compte tenu du déménagement de la famille entre l’envoi de l’information préoccupante et le traitement de celle-ci.
Parallèlement à cette information préoccupante, M. est hospitalisée pendant 1 mois du 27 avril au 26 mai 2009. L’hôpital rédige une note évoquant la possibilité d’une maltraitance, laquelle ne fut pas transmise au Parquet.
décéda vraisemblablement dans la nuit du 6 au 7 août 2009 d’une succession d’actes de torture et de barbarie de la part de ses parents, mais sa mort ne fut pas tout de suite constatée, les parents donnant à chaque fois aux services sociaux une explication à l’absence de M. et faisant croire, dans un premier temps, à sa disparition sur le parking d’un fast-food.
Le Défenseur des droits a émis un compte-rendu sur l’histoire de M. le 30 juin 2014.

PRINCIPES

Question : peut-on considérer que ces « circonstances exceptionnelles » justifient que la Cour admette la qualité pour agir des associations requérantes (Innocence en Danger et Enfance et Partage) en tant que représentantes de l’enfant en l’absence de procuration et alors même que celle-ci est décédée avant l’introduction des requêtes ?
La Cour reprend les « circonstances exceptionnelles » qu’elle a dégagées dans un arrêt précédent pour en conclure que seuls les héritiers restaient susceptibles d’introduire une action devant la Cour.
Or, les trois frères et la sœur de M. étaient tous mineurs au moment du décès de M. et de l’introduction des requêtes. De plus, ils étaient très vulnérables car, placés dans une famille d’accueil dès l’incarcération de leurs parents, ils peinaient à trouver leurs marques hors du cadre familial, qu’ils prenaient pour « la vie normale ».
Quant à la tante de M., elle n’avait pas de relation particulière avec M. et s’était constituée partie civile uniquement pour pouvoir assister aux débats devant la Cour d’assises.

Pour leur part, les associations avaient activement participé à la procédure interne et disposaient tout au long de ces procédures d’un « statut procédural englobant l’ensemble des droits appartenant aux parties » : constitution de partie civile durant toute la phase pénale devant la Cour d’assises, assignation en responsabilité civile de l’Etat pour fonctionnement défectueux de la justice, plainte pour non-assistance à personne en danger visant le Conseil général de la Sarthe.
Le signalement du 19 juin 2008 a déclenché l’obligation positive de l’Etat de procéder à une investigation, afin d’apprécier l’éventualité de mauvais traitements et, le cas échéant, de déterminer qui en était l’auteur, ainsi que de protéger l’enfant de futurs traitements de cette nature.
La Cour considère que le classement sans suite pur et simple par le Parquet, d’une part, et le défaut d’existence d’un mécanisme centralisant les informations, d’autre part, ont fortement diminué les chances d’une surveillance accrue de l’enfant et d’un échange utile d’informations entre les autorités judiciaires et sociales.
De plus, l’information préoccupante du 27 avril 2009, qui coïncidait avec une hospitalisation d’un mois, aurait dû amener les services sociaux à redoubler de vigilance dans l’appréciation de la situation de M. Or, ils n’ont pas engagé d’actions véritablement perspicace.

La Cour pointe également un certain nombre de défaillances :
   – non respect des préconisations de Traitement en Temps Réel (TTR) et saisine d’un agent de police 13 jours plus tard ;
   – il aurait été utile d’entendre les enseignantes qui, bien que non témoins des fais ayant causé les blessures constatées, auraient pu donner des éléments sur le contexte et la réaction de l’enfant lors de la découverte des blessures 
   – il aurait été utile de procéder à des actes d’enquête pour apporter des éclaircissements sur l’environnement familial de M., surtout compte tenu des déménagements successifs de la famille (la mère a été entendu succinctement à son domicile et non à la gendarmerie, et le père n’a pas été entendu, car il était simplement présent lors de l’examen médico-légal) ;
   – l’audition de M. a été réalisée hors la présence d’un psychologue, or la présence d’un tel expert aurait pu être appropriée en l’espèce pour écarter tout doute face aux questionnements que soulevaient le signalement et le rapport du médecin légiste, ce d’autant que le Défenseur des droits relevait dans son rapport que le couple parental avait sur M. une emprise totale qui avait masqué son calvaire et perturbé le regard et l’écoute de toutes les personnes qui l’avaient connue ;
   – les autorités, en particulier les services sociaux, auraient dû s’entourer de certaines précautions lorsque la décision de classer l’affaire sans suite a été prise, et non se contenter d’un classement pur et simple. Le Parquet aurait également dû informer l’ASE de sa décision, tout en attirant l’attention de celle-ci sur la nécessité d’une enquête sociale ou du moins d’une surveillance à l’égard de l’enfant, car il aurait ainsi accru les chances d’une réaction appropriée des services sociaux en aval du classement sans suite. A ce sujet, le Défenseur des droits pointe le fait que la décision de classement sans suite allait « poser une chape de plomb sur l’ensemble des acteurs de la protection » et que sa mission lui avait permis de « prendre conscience de l’importance déterminante des décisions ou absences de décision du Parquet pour tous les acteurs du social, du scolaire et de la santé » ;
   – absence de mise en place de la CRIP (Cellule de Recueil des Informations Préoccupantes, centralisant les informations, au moment des faits, dans la région concernée, qui aurait permis d’informer les professionnels à l’origine du signalement du 19 juin 2008 quant à la suite qui y a été donnée, puis suivre le dossier.

SOLUTION

Il existe des circonstances exceptionnelles permettant de reconnaître aux deux associations requérantes, dont l’objet est précisément la protection de l’enfance et qui ont activement participé à la procédure nationale avec un véritable statut procédural en vertu du droit interne, la qualité de représentantes de facto de M.

La Cour conclut que le système de protection de l’enfance français tel qu’il existait à l’époque a failli à protéger M. des graves abus qu’elle a subis de la part de ses parents et qui ont d’ailleurs abouti à son décès. Elle conclut en conséquence à la violation de l’article 3 de la convention prohibant la torture et les traitements inhumains et dégradants.

La Cour considère en revanche qu’il n’y a pas eu de violation de l’article 13 de la convention qui prévoit le droit à un recours effectif, dans la mesure où l’association requérante a été en mesure de saisir le juge judiciaire aux fins de voir ses doléances examinées quant aux manquements qu’elle reprochait aux services de police et au ministère public.

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