Article du Monde : Inceste : « Supprimer la Ciivise, c’est renvoyer les victimes au silence et condamner les prochaines »

Article du Monde : Inceste : « Supprimer la Ciivise, c’est renvoyer les victimes au silence et condamner les prochaines »

Inceste : « Supprimer la Ciivise, c’est renvoyer les victimes au silence et condamner les prochaines »

Première réunion publique organisée par la Ciivise (Commission Indépendante sur l’Inceste et les Violences Sexuelles faites aux Enfants) à Nantes le 20 octobre 2021. Créateur : Thomas Louapre / Divergence | Crédits : Thomas Louapre Droits d’auteur : Thomas Louapre / Divergence

Alors que le mandat de deux ans donné à la Ciivise – la commission indépendante d’enquête française sur l’inceste créée en 2021 – touche à sa fin, un collectif de professionnels et d’associations souligne, dans une tribune au « Monde », l’apport essentiel de cet organisme et appelle à ce que sa mission soit prolongée.

La Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) a été créée en 2021, à la suite du tsunami de témoignages de victimes d’inceste sur les réseaux sociaux et dans les médias suscité par le livre de Camille Kouchner La Familia grande (Seuil, 2021). Depuis, la Ciivise agit, à de multiples niveaux, dans un seul objectif : mettre fin aux violences faites aux enfants.

Elle est pourtant aujourd’hui en passe de disparaître. L’inceste aurait-il été éradiqué ? L’ampleur du phénomène est telle que deux ans d’action n’y suffisent évidemment pas.

C’est pourquoi, collectivement, nous, les professionnelles et professionnels de la protection de l’enfance, de l’égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les violences sexistes et sexuelles à l’égard des femmes, nous, les professionnelles et professionnels de l’éducation et de la santé sexuelle et reproductive, demandons que la Ciivise puisse continuer à mener son action, indispensable pour l’ensemble de nos organisations.

Echec scolaire, discriminations et violences sexistes

Nos métiers, nos missions, nos engagements sont différents : nous agissons dans le secteur public, privé, associatif ou médico-social. Nous sommes néanmoins toutes et tous concernés et impactés par ce même fléau, par les violences sexuelles subies par les enfants.

Car ces violences ne relèvent pas uniquement de l’intime et du privé. Certes, leurs conséquences sont d’abord individuelles : elles sont traumatisantes pour les victimes et leurs proches, et impactent durablement leur santé physique et mentale. Mais, parce qu’elles reposent sur des stratégies d’humiliation et de domination, ces violences peuvent aussi abîmer et compromettre le rapport à autrui, installer l’oppression au cœur des relations humaines et, in fine, nous impacter collectivement.

Même si elles n’expliquent pas tout, ces violences sexuelles peuvent alimenter les tensions dans les écoles, l’échec scolaire, les discriminations et violences sexistes, sexuelles et LGBTphobes au collège et au lycée, mais aussi dans la rue, au travail, au sein des couples et des familles…

A notre échelle, nous déployons toute notre énergie et nos compétences pour tenter de prévenir, accompagner, soutenir, limiter la casse. Mais force est de reconnaître que nous sommes démunis face à un phénomène d’une telle ampleur.

Terrifiante réalité

Dans ce contexte, la Ciivise est venue apporter un précieux renfort, parce qu’elle prend le sujet à bras-le-corps, dans sa globalité. A titre individuel d’abord, auprès des victimes et de leurs proches, pour recueillir leur témoignage (en seulement deux ans, 27 000 personnes victimes ou covictimes y ont fait entendre leur voix pour être enfin considérés, entendus et crus par une autorité publique), reconnaître leur traumatisme, rompre leur isolement, essayer de les réparer.

A l’égard du grand public ensuite, pour briser l’omerta. Tant qu’un sujet n’est pas objectivé, quantifié, incarné, il n’existe pas vraiment et donc n’est pas priorisé. Et là encore, la Ciivise n’a pas chômé : elle a mis en évidence combien sortir du silence et nommer les faits à la hauteur de leur gravité nécessitent du temps (c’est en moyenne à 44 ans que les victimes parlent), et combien les institutions sont démunies pour prévenir, réagir et répondre aux besoins.

Elle a mis en lumière la terrifiante réalité : 160 000 enfants subissent des violences sexuelles chaque année en France ; toutes les catégories sociales sont concernées ; un adulte sur dix a connu l’inceste ; l’âge des enfants lors de leur agression est en moyenne de 7 ans pour les filles et 8 ans pour les garçons ; ce sont deux à cinq enfants par classe qui subissent des violences sexuelles, incestuelles ou non ; la France dénombre 5,5 millions de victimes de violences sexuelles pendant l’enfance.

Et la Ciivise ne se contente pas de constater des carences : elle adopte une approche constructive et propose des solutions aux pouvoirs publics, en s’appuyant sur les points de vue des différentes parties prenantes. Pour prévenir, pour éviter que de telles violences soient commises, pour éveiller les consciences (y compris des auteurs avérés ou en devenir), pour améliorer la prise en charge des victimes et de leurs proches, pour adapter les réponses judiciaires et pénales, pour interroger l’autorité parentale d’un parent auteur de violences sexuelles sur son enfant.

Un non-sens politique

Ainsi, elle contribue significativement à ce que soit mise en place, enfin, une véritable politique publique à la hauteur des enjeux.

La Ciivise nous montre la voie pour rendre visibles les violences sexuelles commises sur les enfants, pour faire évoluer les mentalités et changer la loi. Bref, tout ce dont nous avons tant besoin dans nos professions pour accomplir nos missions. Son rôle est crucial, son action colossale. La Ciivise doit être maintenue, car il faut bien plus que deux ans pour mettre fin à un phénomène d’une telle magnitude, à travers de profondes réformes véritablement effectives et efficaces pour protéger les enfants.

Or, aujourd’hui, rien ne garantit que la Ciivise puisse poursuivre sa mission au-delà de décembre 2023. A l’heure où une campagne publique nationale est lancée, qui pour la première fois en France nomme l’inceste ; à l’heure où des œuvres littéraires et des documentaires témoignent de cette violence et de son impact tout au long de la vie, mettre fin à la Ciivise constituerait une énorme régression humaine, sociale, pénale, sociétale. Mettre fin à la Civiise, c’est renvoyer les victimes au silence et condamner les prochaines. Ce serait un non-sens politique.

Aussi, nous voulons croire que les responsables politiques en prendront la mesure et donneront, sans plus attendre, à la Ciivise les moyens de poursuivre et d’amplifier son action.

Premiers signataires de la tribune : Ephram Belœil, président de Voix lycéenne ; Danielle Bousquet, présidente de la Fédération nationale des centres d’information sur les droits des femmes et des familles ; Anne Clerc, directrice générale de Face à l’inceste ; Pascal Cussigh, président de Coup de Pouce Enfance ; Sophie Décis, directrice d’Enfance et partage ; Sarah Durocher, présidente du Planning familial ; Françoise Fericelli, porte-parole de Médecins Stop Violences ; Saphia Guereschi, secrétaire générale du Syndicat national des infirmier.e.s conseiller.e.s de santé (SNICS-FSU) ; Jean Klein, membre du bureau national du Syndicat national unitaire des personnels de direction de l’éducation nationale (Snupden-FSU) ; Emmanuelle Piet, présidente du Collectif féministe contre le viol (CFCV).

Pour voir la liste complète des signataires c’est par ici

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